Taking picture of you :

Ma personnalité, quoi, maintenant ? Y a rien pour la définir, en fait. Quoi, on pourrait dire que je suis un gars gentil, parfois. Ouais, ça m’arrive d’être un peu altruiste. Ça doit être le seul truc qui reste constant chez moi, le fait que je ne suis pas un égoïste. Ça doit probablement venir du fait que j’ai appris avec l’expérience que rien n’appartient à personne. Rien ne m’a jamais appartenu, les objets et les choses sont faites pour passer de main en main, l’argent n’a pas de valeur car elle disparaît, on connaît la rengaine. Toute ma vie, je n’ai été qu’un bidule qu’on a trimbalé de main en main : d’abord cinq ans dans les bras de mes riches géniteurs, puis trois années livré à moi-même dans un foyer pour orphelins avec comme seule compagnie mon petit frère – enfin, petit, non, plutôt jumeau, mis à part les douze minutes qui nous séparaient – et puis enfin une grosse dizaine d’années avec un vieux couple stérile, sans mon frère et sans plus rien. Moi j’ai été un objet, alors je sais qu’on peut penser ce qu’on veut de ce qu’on possède, au final, tout nous échappe toujours. Parce que le vieux couple qui m’a séparé de mon frère et qui m’a accueilli avait beau penser que je serais leur fils jusqu’à la fin, j’ai juste eu à mettre un pied devant l’autre le jour même de mes dix-huit ans pour retourner voir mon frérot à Saint-Pétersbourg. Sauf que lui, il s’était fait adopter par un vieux péteux qui passait ses nuits à se bourrer la gueule dans son propre bar en très bonne compagnie et que, du coup, renouer a été difficile. D’ailleurs c’est toujours pas fait. Ayant été moi-même un truc qui passe sans laisser de trace, il est compréhensible que ce qui me passe entre les doigts n’ait pas d’attache et que je puisse si facilement prêter, ou même donner à n’importe qui. Altruiste, je le suis. Sauf que ce n’est pas le bon côté du mot ; je ne suis pas le type altruiste qui va se débattre pour rompre le pain et les poissons et tout donner aux pauvres, nan ; je préfère plutôt me débarrasser de mes déchets en les balançant à la gueule de plus pauvres que moi.

Deuxième trait, c’est l’impulsivité. C’est pour ça qu’on ne sait jamais définir ma personnalité, c’est parce que je suis le type le plus lunatique du monde, on ne sait jamais comment je vais réagir. Je n’essaye pas de trouver une cause à mon caractère, mais je suppose que si je cherchais, je finirais par trouver que c’est simplement parce que j’ai été terriblement déçu tout au long de ma vie. Je n’ai jamais su ce que j’allais trouver au détour d’une rue ; un père qui m’abandonnait, moi et mon frère, après avoir poignardé violemment notre mère, pour aller se la couler douce avec sa douche journalière et ses trois repas en tôle ? Des surveillants communistes qui nous saoulaient avant d’aller dormir pour pouvoir nous tripoter pendant la nuit à l’orphelinat ? La vie n’est pas juste, c’est juste un enchaînements d’actes qui font des victimes. Les dommages collatéraux sont obligatoires, et pour une personne heureuse, il y en a une qui est malheureuse. Je suis le roi de la deuxième catégorie. Ne cherchez pas à savoir ce que je pourrais répliquer ou comment je pourrais réagir, même moi, je n’en ai aucune putain d’idée. Pas que ça soit à cause de l’alcool ou la drogue que je consume au gré de mes envies, non, mais tout ce qui parle de stabilité, un vrai job – pas garagiste intérimaire qui bosse pour son repas du soir – l’amour et la famille, c’est juste pas pour moi. Toutes les nuits, je rêve que je meurs et que je ne me réveille pas, et ça me fait sérieusement bander.

The pursuit of happiness :

Les histoires, dans les films, elles terminent bien. C’est génial, hein ; on voit les deux héros qui s’embrassent et puis fini. Hollywood, Bollywood, c’est pas ça la vie. Dans la vie, en général, l’histoire commence plutôt bien, mais à la fin, c’est un vrai massacre. Ça commence par un couple aimant qui met au monde deux petits garçons totalement identiques de par leur croissance de neuf mois dans le même utérus, qui apprennent à marcher le même jour et qui commencent à parler ensemble, et puis ça se termine par un bain de sang à cause d’une putain d’infidélité. La jalousie des vieux riches russes est semblable à rien du tout ; à vrai dire, mon père pouvait tromper ma mère tant qu’il le voulait, rien n’était punissable à son égard, mais là seule et unique fois où les lèvres de ma mère sont rentrées en contact avec celles d’un autre homme lui a été fatale. On avait cinq ans, mon frère et moi ; pas de grands-parents, une mère morte et un père dans le couloir de la mort. En effet, la peine de mort n’a été abolie qu’un mois avant la mise à mort de mon père. Un petit misérable mois, un seul. En février 1996. Et lui, il était déjà crevé. Alors ça s’est résumé à ça : l’état nous a placé, nous deux, les deux jumeaux trop mignons que nous étions, dans un milieu qui n’était pas le nôtre. Quartier pauvre du centre-ville, au milieu de gosses pestiférés et malades, avec des vieux pervers chargés de notre éducation. Je vous ai parlé de comment ils nous faisaient boire un verre de Vodka avant de nous endormir pour avoir tout le loisir de nous toucher pendant la nuit ? Non, maintenant vous êtes au courrant. Deuxième traumatisme de ma vie. C’est triste, très triste de se dire que je pouvais me résumer à ça, un petit gamin de sept ans qui allait passer les onze prochaines années de sa vie à se faire tripoter les bijoux de famille par des vieux barbus qui me servaient mon jus d’orange le matin. La seule chose qui me réconfortait était de savoir que mon frère et moi serions toujours ensemble. Damn, touche du bois, Max.

Notre père était américain, vous le saviez ? Il était venu ici pour faire fortune, il avait l’intention de retourner à Boston. Mais il a rencontré une touriste française et a décidé de lui faire des gosses. C’est pour ça que les deux jeunes libres qu’ils étaient se sont installés en métropole russe et se sont par la suite transformés en réels soviets traditionnels. Cependant, mon frère et moi, nés après des années d’essais de nos parents au bord de la stérilité, avions adopté un prénom aux origines de ma mère ainsi que le noble nom composé de notre père. Un label de qualité qui nous démarquais de tous les Nikolaï et autres Alexei qui avaient l’air tellement banals dans cet orphelinat. Alors un jour un vieux couple est apparu et m’a pointé du doigt. J’ai eu une sorte d’onde qui a parcouru mon corps d’une certaine chaleur, mais qui s’est vite estompée quand j’ai vu le signe de tête de refus quand la femme a pointé mon frère. Seulement moi ? Je vous avoue que j’ai pensé à emmener mon frère avec moi, de toute façon on se ressemblait à la perfection, on aurait pu alterner ! Un jour lui, un jour moi, et on serait ensemble. Mais c’était mon troisième trauma. Être séparé de ma moitié, mon petit frère. Monde de chiens.

Je me suis installé en banlieue. La Russie est le plus grand pays du monde, vous le saviez ? Eh bien, si Saint-Pétersbourg se situe à l’extrême ouest, moi je me retrouvais de l’autre côté, entouré de petits asiats, quasi en Chine. Je n’aurais pas pu être plus loin de chez moi, c’était impossible. C’était pas vivable. Je faisais la gueule en permanence, en matant cette vieille photo de mon frère et moi quand on avait six ans. La seule chose qui nous différenciait, à l’époque, c’était les dents qu’il nous manquait. Encore à l’âge de quinze ans, je chialais devant ça. Ma vie avançait sans moi, j’étais seulement spectateur. Je me voyais me voir quelques amis à l’école, rater les cours, rater ma vie. J’ai fumé mon premier pétard à l’âge de treize ans, et je savais que le couple qui m’avait adopté était mal à l’aise de me virer, c’était la seule raison pour laquelle ils me gardaient avec eux. Heureusement pour eux, à l’âge de dix-huit ans, je me suis cassé de moi-même. J’ai passé plusieurs jours en passager illégal dans un train pour enfin débarquer à Saint-Pétersbourg.
J’ai commencé à me balader dans les rues, mon sac sur l’épaule, sans savoir où j’allais aller. J’avais dans ma poche un truc genre douze billets et la seule photo que j’avais de mon frère. Mais pour savoir à quoi il ressemblait, ça n’aurait pas été trop difficile, nous étions des copies conformes, je n’avais qu’à me regarder dans la glace. Je me suis enfoncé dans les quartiers les plus pômés les uns que les autres et j’ai fini par atterrir devant mon ancien orphelinat, qui m’avait l’air beaucoup plus petit que dans mes souvenirs. Quand je suis rentré, tout le monde m’a reconnu, des gens dont je n’avais pas la fichtre idée de qui c’était. En fait, ils reconnaissaient mon frère, non moi. Parce que celui-ci avait apparemment vécu trois ans de plus à l’orphelinat avant de se faire adopter par un vieux riche de la ville qui venait de perdre sa femme et son fils – enfin, deux ans plus tôt – et qui cherchait un peu de réconfort. Et hop, ça faisait huit ans que mon frère passait ici toutes les semaines pour discuter avec les gens. Il ne parlait plus de moi depuis des années, apparemment. J’ai quand même décroché l’adresse du bar de son « père », là où il travaillait, et je suis allé y faire un tour. Je l’ai aperçu à travers la vitrine, j’avais l’impression de me regarder dans un miroir. C’était mon sosie. Physiquement seulement. J’ai senti un truc bizarre, une énergie trop bizarre. Il ne parlait jamais de moi, il avait l’air épanoui, alors que moi ça faisait plus de dix ans que je chialais tous les soirs et que je m’empêchais de vivre juste parce que j’avais perdu la part dominante de ma personne. Et si au final c’était moi le petit frère ? Celui qui ne savait pas s’assumer ? J’ai perdu mes moyens et n’ai même pas tenter de pousser la porte.

J’ai passé quelques semaines à errer et puis je me suis trouvé un squat. « le » squat. J’ai trouvé ma famille. Mais je ne me suis pas développé. Tout ce que j’ai, c’est un matelas au milieu de tant d’autres, une dizaines de pièces de fringues différentes, plus les sous-vêtements, une photo toute abîmée et la peur au ventre de croiser mon twin au détour d’une ruelle et de me la jouer « Tic et Tac ». Alors tous les soirs je me plongeais dans la drogue, l’alcool, le sexe, enfin, les trucs qui servent à rien et qui me permettent d’oublier que je ne vais nul part, je répare des voitures l’après-midi et je dépense l’argent que j’ai gagné le soir même. Je vis au jour le jour. Ça ne me plait pas, mais rien d’autre ne me plait, de toute façon. Alors voilà, faut s’y faire.