1990 – naissance de Jerzy Rydjii dans le ghetto russe de Vassilievski, de parents inconnus.
17 Novembre 1994 – le tenancier d'un restaurant trouve l'enfant errant dans les rues, frigorifié, vêtu de haillons. Il l'emporte avec lui et recherche ses parents qui ne se manifesteront jamais. L'enfant est accueilli à l'orphelinat du quartier, où il sera baptisé Jerzy Rydjii.
1998 – rencontre avec d'autres enfants du quartier livrés à eux-mêmes: Denis, Yuri, Dmitri, Eyev et Dien. Rapidement, Jerzy sera surnommé Zy, hérité à cause de sa petite taille (il est le plus jeune de la bande) et de sa faculté à rendre fous les policiers du quartier, mais aussi à cause de son extrême violence, souvent instinctive, loin d'être rassurante. La bande travaille alors pour le compte de « Nania », un délinquant du quartier qui paie des plus jeunes pour les tâches les plus faciles. Début d'une vie faite de vols, de rackets, de délinquance grandissante. Jerzy n'a jamais mis un pied à l'école, personne ne s'en préoccupe.
2 Juin 2001 – un règlement de compte oppose Yuri à une autre bande: les choses tournent mal et la police intervient. Jerzy est emmené au poste, mais, faute de preuves, sera relâché quelques heures plus tard.
17 Octobre 2001 – Dien se fait tabasser en pleine nuit alors qu'il rentre chez lui et passe dans un quartier ennemi. Il décèdera de ses blessures le lendemain.
2 Septembre 2003 – la bande commence à retenir des bénéfices importants sur le total qu'ils sont censés donner à Nania.
10 Octobre 2003 – Nania se rend compte de la supercherie et envoie des hommes passer à tabac Dmitri et Jerzy. Dans la bagarre, Jerzy tue au couteau un des hommes de Nania. Dmitri décide que la bande va se mettre à son propre compte, et se baser au sud du quartier, tandis que Nania évolue au nord.
3 Février 2004 – Denis part rejoindre son père en Sibérie. Yuri est entré depuis décembre dans la mafia russe qui règne sur le quartier. Jerzy et Dmitri se retrouvent seul et ne peuvent pas faire le poids contre les organisations criminelles qui sévissent dans le quartier.
20 Mars 2005 – Dmitri est accusé de proxénétisme. Pendant ce temps, Jerzy le remplace au trafic d'héroïne, trafic peu rentable car il doit être totalement anonyme, à cause des autres familles de la ville.
25 Mars 2005 – la mère de Jerzy part aux urgences, trop frappée par son père, devenu alcoolique. Jerzy part vivre chez Dmitri et flirte avec la mafia.
26 Mai 2005 – Dmitri est arrêté et perd son procès. Onze ans de prison ferme l'attendent. Jerzy quitte le trafic de drogue et la maison de Dmitri est investie par la police. Il décide alors de prendre sa vie en main, de s'installer dans le ghetto et de faire travailler des sous-traitants à son service dans le rapt d'objets en tout genre.
2007 – Jerzy est devenu le « prince de Vassilievski », le premier revendeur d'objets d'art à la capitale. Il n'a pour autant pas investi dans un appartement et continue de gérer le squat dans lequel il vit toujours.
30 Septembre 2008 – Haroun passe huit mois en prison dans le Caucase pour agression d'un policier. Il y apprendra à lire et à écrire.

Jerzy a vu la violence de son père à l'œuvre dès son plus jeune âge: n'ayant jamais été aidé par un adulte censé et extra-familial, il est persuadé que sa propre violence est intrinsèque à son être: tous les hommes de sa famille sont ainsi. Cette inéluctabilité le terrorise, mais l'incite également à être toujours plus violent, à s'enfoncer dans la haine.
Bien vu, cette attitude cache en effet une hypersensibilité, une peur de l'autre, un grand manque de confiance. Cela étant dit, ne vous avisez pas de tenter la psychologie avec Jerzy, ou le traitement par la douceur: il est dangereux, ce n'est plus à prouver.
Pour Jerzy, les filles n'ont aucun intérêt, et les femmes sont soit des mères, soit des putains. Ses seuls égaux sont les hommes, et encore, ceux qui sont assez forts et malins pour survivre aisément.
Le seul art auquel Jerzy est sensible est la danse classique. Il reste sans voix devant les ballets, n'en a jamais vu un seul « en vrai », et c'est quelque chose qui le dépasse et le rend muet. Il ne comprend pas. Peut-être que ça lui plait. Danser, hors de question, mais regarder, il pourrait y passer la nuit. Ces femmes aussi gracieuses que des cygnes, se déplaçant sur la pointe des pieds, lui font penser à des anges.
Jerzy pense que les hommes ont inventé Dieu pour se rendre meilleurs. Quand il n'y aura plus d'homme bon, Dieu n'existera plus.
Jerzy ne se drogue pas par besoin, par manque, mais par goût, de temps en temps, quand il en a l'envie et l'occasion. Il ne développe aucune addiction à la drogue, qui reste un moyen de détente et d'amusement pour lui.
Jerzy n'a pas cette morale qu'ont certains truands avec les enfants: pour lui, les enfants sont plus malins que les adultes, et il s'en méfie tout autant, et traite avec eux de business dès qu'il en a l'occasion.
La peur de la mort est quelque chose que ne connait pas Jerzy. Il l'a déjà vue de près, a perdu un ami qui était pour lui comme un frère, et la façon qu'il a de se mettre en danger est parfois proche d'une attitude, inconsciemment, suicidaire.
Jerzy a un visage d'adolescent et des yeux verts poupons: ne pas s'y fier. Il en joue dès qu'il le peut, mais en ce qui concerne les femmes, très peu osent l'aborder. Sauvage par nature, il ne s'en plaint pas, et préfère largement les prostituées aux filles de bonnes familles.
Jerzy possède un permis de conduite slave qu'il a payé 20 roubles, mais a gentiment évité les cours à l'auto-école, parce qu'il faut pas abuser, hein. Ces cours n'étant pas obligatoires en Russie, ça n'a aucune importance.
Souffrant d'un énorme problème avec l'autorité, il va de soi que personne ne donne d'ordre à Jerzy, et qu'il déteste les policiers plus que tout au monde. Rajoutons que la plupart des policiers qu'il a connu enfant dans le ghetto faisaient partie de ces flics pervers qui fermaient les yeux sur le trafic des familles, en échange de pots-de-vin et de prostituées mineures.

Avec la lenteur ralentie des scènes qu'on ne voudrait pas voir mais qu'on s'oblige à regarder de peur d'en perdre un instant, la main de l'homme s'abat sur le crane de la femme, qui pousse un cri et s'effondre en faisant trembler le plancher qu'elle a ciré le matin même. L'homme a besoin, encore une fois, de prouver sa supériorité, ou plutôt, d'effacer comme il le peut son sentiment d'infériorité, et il fait claquer sa ceinture de cuir contre le corps de la femme, secouée d'un sursaut tremblant. L'enfant serre le torchon à vaisselle entre ses petites mains et entend son cœur battre dans sa tête, dans ses doigts, dans ses pieds; il n'est plus qu'un cœur battant à tout rompre, un cœur courant, défiant toutes les épées et toutes les ceintures, un cœur énorme et gonflé, un cœur invincible et souffrant. La gorge de l'enfant est si serrée qu'il ne se sent plus respirer – il n'est qu'un cœur énorme et prêt de rompre. L'homme frappe encore, et l'enfant a peur. Peur que sa mère ne supporte plus, ne puisse plus crier, peur que sa mère meure et le laisse, seul au monde, cœur errant au milieu des poignards volants. Mais l'enfant est impuissant, aussi impuissant qu'un cœur laissé tout seul dans la terre au milieu d'un champ de bataille, écrasé par les sabots des chevaux et les bottes immenses des adultes. L'enfant ne part pas, malgré la porte ouverte – il attend que sa mère se relève, attend de vérifier qu'elle vive toujours pour s'éloigner. L'homme se retire en claquant la porte, ses chaussures lourdes martèlent les marches de bois, et maman se relève en s'essuyant la bouche et les yeux. Elle veut prendre son enfant dans ses bras, mais le petit recule d'un pas, horrifié, et court à la porte, suit les pas de son père, et déboule dans la rue sale. Les dalles noires de l'avenue avalent les larmes de l'enfant, goulument, qui descendent jusque dans les entrailles de la terre pour les nourrir. Chaussures trouées courent sur les pavés. Les bâtons de bois pour seuls jouets. L'enfant sèche ses larmes et joue les durs, s'entraine à froncer les sourcils et à plaquer ses cheveux contre son crâne frêle, à sourire en coin comme les caïds. La bande de gosses court à en perdre le souffle, un policier vêtu de bleu à leurs trousses. Passent sous le pont et trébuchent à peine, se réfugient sous un porche sombre et halètent les uns contre les autres, se regardent. Ils n'éclatent pas de rire, parce que ça n'a rien d'un jeu. Sortent de leurs poches raccommodées les minuscules pilules qu'ils transportent, qu'on appelle pilules de la mort. Haussent leurs sourcils fins, remuent la mort au creux de leur petite main et la font sauter en l'air. Ils pourraient mourir pour ça. Ils pourraient mourir pour la mort.

Le monde est cruel avec les orphelins sauvages, qu'il chasse sur ses grands étalons luisants, toutes bouches puantes prêtes à aspirer l'enfant et à le broyer dans leur ventre de fer. L'enfant des rues court, court dans les jardins aux plantes aux longs bras, couvre ses genoux frêles de terre rouge, trébuche dans le sang séché, se relève, entend les sabots des adultes fendre le sol près de son crâne, court, saute par-dessus le mur du destin, se perd dans un ciel sans horizon.
Sors ton couteau, petit, montre à ces cons de quoi tu es capable.
L'enfant brandit son bâton de bois face aux chevaux d'ébène, hennissants de rage, écrasant le goudron qui fond sous leur sabots, mais tout ce qui sort du bâton est une fumée rose pâle, rose tendre, rose fragile. Le sabot se dresse au-dessus de l'enfant, fouet de métal prêt à s'abattre dans un jugement ultime

lumière argentée explosa dans ses yeux.

Mademoiselle Nana a serré son corset ce matin même, et enfilé ses bas sans mettre de petite culotte, ces choses-là ne sont plus de son âge. Elle descend les escaliers au rythme du piano du maestro en roulant des hanches et en balançant les fesses – ses boucles sont parfaites, sa couleur étincelle. Sa large bouche est tartinée d'un rouge poisson et sa poitrine dégueule sous son menton comme une gelée rose et gluante, ô combien sucrée. Mademoiselle Nana est une femme très demandée. D'accord, elle ne fait pas partie du beau monde, mais son beau monde à elle est bien plus grand: c'est toutes les rues du monde et tous les hommes du monde, tous les pianos dans tous les bouibouis de l'univers et tous les bas de dentelles de la terre. Les hommes la sifflent tandis qu'elle descend la dernière marche dans un petit saut à faire trembler la planète. Sa poitrine rebondit sur elle-même et grelotte, fier pouding cent fois poudré. Mademoiselle Nana embrasse le monde autour d'elle de ses faux cils et écarquille les yeux. Face à elle, trois gamins la badent, la bave au menton, trois gaminots en âge de téter leur mère. Mais c'est bien ça qu'ils veulent en plus, ils veulent téter Mademoiselle Nana! Sa bouche s'ouvre et laisse échapper dans l'air un rire tonitruant de vieux marin. Trop jeunes les p'tits gars, même pour une charlotte à crème, vous z'en aurez pas pour vot' compte. Allez voir ailleurs si j'y suis. Ils insistent, les morpions, se cramponnent à sa robe et glissent leurs mains collantes de caramels mous sous ses jupons, elle tape sur les mains, Mademoiselle Nana, et leur suce les doigts avec un clin d'œil qui chasse toutes les poussières de la vie. Elle soulève ses jupes et danse pour les gamins, qui la regardent en riant. Les hommes applaudissent, le barman est content, la clientèle débarque pour voir Moiselle Nana danser la gigue pour trois orphelins. Mais la lune se lève en baillant et déverse son lait brûlant sur les faubourgs. C'est l'heure des grands, et les petiots sont jetés dehors d'un coup de pied sur leur cul sale et plein de poussière. Petits pieds qui courent et volent des bonbons au passage en plongeant leurs ongles agiles dans les paniers pendant que le vendeur ferme le store de fer. Bonbons cachés sous les casquettes trouées, rire à gorges déployées, la lune sourit et prend dans ses bras les enfants abandonnés.

La voiture est garée sous les étoiles et le seul lampadaire de la route déserte bordant les champs infertiles. Un rap américain lent et fortement dosé en basses fait ronronner les sièges de cuir, s'étend dans la nuit noire et glacée. Un énorme spliff coincé entre deux doigts, les pieds posés sur le tableau de bord, Zy s'observe dans le rétroviseur. Il a des cernes légers sous ses yeux vitreux, une infime cicatrice au coin du nez, du gel dans les cheveux, un vrai pingouin. Il secoue la tête de droite à gauche, visiblement peu convaincu, et se désintéresse de son image, porte le joint à ses lèvres et tire une longue bouffée tout en regardant par la vitre inexistante puisque baissée à fond l'immense étendue qui lui fait face, et qui semble aller jusqu'au bout du monde. La nuit effraie beaucoup d'homme, mais pour lui, elle est sa couverture, son doudou, son seul toit rassurant, le seul univers qu'il maitrise parfaitement, dans lequel il sait se fondre et se rendre invisible. Dans la nuit, personne ne t'approche, personne ne t'arrête. Le monde pour toi. Entre la fumée qui s'échappe d'entre ses lèvres quand à peine il les ouvre, une ombre se dessine, approche vers lui. Pas un mouvement, pieds sur le tableau, il continue de fumer sans quitter l'inconnu de ses yeux verts. Un air frais s'engouffre dans la voiture, et caresse l'arrière rasé son crâne. Un ouvrier s'approche de lui, prudent, méfiant – pas con, il sait que le moindre geste, la moindre parole, pourrait lui coûter plus cher qu'une égratignure. Zy le fixe sans ciller tandis qu'il se penche sur lui, mains dans les poches. Son regard est cerné et fatigué, c'est un homme qui travaille dur dans la frontière sibérienne, et qui emmène femme et enfants dans les bars des bords de route le soir pour se souler avec frères et cousins. Il arrive que parfois, ces hommes qui cultivent eux-mêmes leur herbe douce, aient besoin de quelque chose de plus frappant, de plus dur, pour se réveiller les matins à cinq heures et demie et tenir dans le froid mordant, étouffant de la plaine recouverte de givre. L'homme ouvre la bouche et dévoile des dents jaunes et trouées, une haleine de whisky rance qui ne dérange pas celui qui le regarde sans sourire. « C'est toi Zy? » Son accent est rêche et rocailleux, il sonne comme le soleil et les coups de marteaux. Zy n'acquiesce pas et lui adresse un bref signe du menton. « Tu veux quoi. » L'agressivité du dealer teste la résistance du demandeur, la force et l'exactitude de son algèbre du besoin; un demandeur qui a besoin de sa dose n'a pas peur des hommes sans sourire ni question. L'homme courbé murmure un mot entre ses lèvres à demi closes. « Dross », en roulant le « r ». Zy hausse un sourcil. Rare quand les demandeurs connaissent les noms que seuls utilisent les dealers, qu'il en sourirait presque, et plonge la main avec lenteur dans le sac coincé sous le siège pour en retirer une poche sale, de laquelle il extrait un bloc noir et dur, résidu d'opium fumé. Le regard du demandeur s'éclaire, et il fouille dans sa poche, le temps d'en tirer deux billets qu'il laisse tomber sur les genoux de son dealeur du soir. En échange, il reçoit la pierre précieuse, qu'il glisse dans sa poche intérieure en adressant un signe de tête à Zy, qui le lui rend et ferme les yeux, s'étendant contre le dossier de son siège. Les pas de l'homme s'éloignent et Zy les suit à l'ouïe jusqu'à ce qu'ils ne soient plus qu'un frôlement dans le fond de l'herbe sèche. Il pose son spliff derrière le volant et s'apprête à s'endormir en rêvant que bientôt, oui, bientôt, Dmitri sortira de prison, qu'il pourra lui rendre son business, et monter le sien. Il sera alors le prince, le prince des chats de gouttière.